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4. La roue de la fortune ( 1719 - 1726 / De 31 à 38 ans ) |
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Tarot de Jean Payen, Avignon, 1743. |
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C'est au coeur de cette tourmente que se produit un événement dramatique qui aura pour effet de radicalement modifier le destin de notre savant alors déchu de tous ses projets. Au début du mois de mars 1719, sa bien-aimée mère adoptive Sarah Bergia est emportée par une pneumonie. Elle lègue tous ses biens : plusieurs exploitations minières, comprenant fours, forges, forêts et champs, à ses six enfants et à sa petite-fille alors âgée de huit ans. Emmanuel, bien que n'étant pas un de ses enfants directs, était de loin son préféré et si son mari n'était pas intervenu, elle lui aurait légué tous ses biens. Elle insistera pour que celui-ci hérite, en plus d'une belle somme d'argent, de sa principale propriété minière à Strabo, qu'il en touche seul tous les profits l'année suivant sa mort et qu'il soit aussi en mesure de racheter les autres domaines miniers de ses frères et soeurs.
A cela s'ajoutera plus tard sa part sur l'héritage de sa mère naturelle Sarah Behm, comportant d'importantes mines de fer. Swedenborg tirera de l'ensemble de ces exploitations des revenus substantiels, qui lui permettront de ne plus jamais avoir de soucis d'argent. Il consacrera alors l'essentiel de sa fortune à ses travaux de recherche, à ses nombreux voyages d'étude, et à l'impression et la diffusion de ses très nombreux livres. Ce coup du destin arrive d'autant plus à point que ses tentatives pour obtenir un quelconque salaire du Bureau des Mines avaient été régulièrement déboutées. La mort subite de Charles XII avait mis un point final à une longue période de tyrannie et d'absolutisme royal qui avait précipité tout le pays dans des décennies de ruine presque complète. Le peuple amorça une véritable révolution, veillant à définitivement limiter la souveraineté royale. Pendant le siècle qui suivra, la Diète, équivalent de notre Assemblée nationale, confrontée à l'urgence de restaurer les pouvoirs confisqués et de résoudre la crise, mènera un grand travail de réforme au sein du gouvernement. Le pouvoir sera dorénavant partagé entre sa Majesté Royale, le Conseil et la Diète, elle-même constituée de quatre ordres : celui des Nobles, du Clergé, des Bourgeois et des Paysans. La Diète s'octroiera le droit de créer les lois et d'élire les membres du Conseil. En réalité le pouvoir sera principalement détenu par la Maison des Nobles dont l'ordre était dominant, toujours est-il que ces changements structurels engageront la Suède dans un profond mouvement de transformation culturelle et sociale. En mars 1719, Swedenborg se rend au couronnement de la reine Ulrique-Eléonore, afin de lui prêter allégeance. Il a sous le coude un traité de géologie accompagné d'une ardente dédicace à sa Majesté et de voeux pour son nouveau règne. |
Le livret s'intitule : « De la hauteur des eaux et de la force des vagues dans le monde primordial. », Uppsala, 1719. Il prouve dans cet ouvrage que la Suède était dans les temps anciens recouverte par un océan. Bien sûr, cet océan ne pouvait être que celui du Déluge décrit dans la Bible. Seules de gigantesques vagues générées par une rotation de la Terre initialement beaucoup plus rapide pouvaient être à l'origine des nombreuses formations géologiques observées par ses soins en Suède. La Reine lut-elle le petit ouvrage de Swedenborg ? En aucun cas elle n'était en mesure de réaliser qu'elle avait entre les mains la première tentative de décrire la géologie du pays sur lequel elle régnait et à quel point le jeune auteur de ce traité était un précurseur d'un rare génie. Les scientifiques reconnaîtront bien plus tard le rôle pionnier et influent de Swedenborg dans le domaine de la géologie. |
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"De l'action des eaux sur les rochers ...", Acta Literaria, 1721. |
Le 26 mai 1719, en reconnaissance des nombreux services rendus par leur famille au pays et à la Royauté, du fait aussi qu'il était de coutume d'anoblir les évêques et leur famille, et certainement aussi afin de récompenser le récent exploit réalisé par Swedenborg pour le Roi, la reine anoblit Jesper Swedberg, dont elle change le nom de famille en "Swedenborg". Cet anoblissement légitimait tous les titres antérieurement accordés par Charles XI et Charles XII à son père et à lui-même. En tant que fils aîné de l'évêque de Skara, Emmanuel obtint du même coup un siège à la Maison des Nobles. La reine anoblira le même jour 148 de ses sujets, ceci en vue de renforcer la Maison des Nobles. Elle ne gouvernera son pays qu'un peu plus d'une année, avant de remettre tous ses pouvoirs à son mari. |
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La Reine Ulrique-Eléonore ( 1688 - 1741 ) Deuxième fille de Charles XI, la reine Ulrique-Eléonore épouse Frédérik de Hesse-Kassel en 1715, un calviniste auquel elle sera entièrement subordonnée. Elle assurera la gouvernance du pays pendant les longues années d'absence et d'exil de son frère Charles XII. Après la mort de ce dernier en 1719, et sous l'influence d'un mari plus ambitieux que capable, elle se fait porter au trône par voie d'élection. En échange, elle doit mettre fin à la monarchie absolue, rendre aux quatre Ordres les droits qui leur avaient été enlevés par Charles XI et Charles XII, et restituer aux nobles l'autorité et les privilèges dont la royauté les avait dépouillés. L'année suivante, en pleine guerre contre la Russie, elle cède tous ses pouvoirs à son époux qui devient alors Frédérik I, roi de Suède. La paix sera restaurée deux années plus tard grâce à l'intercession de l'Angleterre. La reine se tiendra désormais en retrait et mourra à l'âge de 53 ans. Avec elle s'éteindra la dynastie des Zweibrücken qui aura donné quatre souverains à la Suède : Charles X, Charles XI, Charles XII et elle-même. |
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Ulrique Eléonore (1688-1741), Martin Mijtens I, 1730. |
Une ère nouvelle s'ouvre pour la Suède. Après l'ère des grandeurs dominée par l'absolutisme et la tyrannie et qui se termina par la défaite et la ruine, s'ouvre à présent celle des libertés. En acceptant de limiter les pouvoirs monarchiques, Ulrique-Eléonore initie une période de grandes transformations politiques et économiques qui s'étendra pendant toutes les années de maturité de Swedenborg et bien au-delà. Il faut souligner ce fait que l'homme et son oeuvre sont ici au rendez-vous de l'histoire. Nommé membre du Parlement Royal de Suède, il prend une part très active aux travaux de la Diète - qui, bien que ne se réunissant que tous les trois ans - jouera un rôle d'équilibrage majeur entre les nouveaux conseillers du Royaume, le Conseil supérieur, et la Couronne. Swedenborg contribuera grandement à juguler, par d'ingénieuses dispositions monétaires, la grave inflation qui paralyse toute l'économie du pays. Il préconisera fortement l'adoption du système décimal au lieu du système basé sur le nombre huit, voulu à l'origine par Charles XII. Plus tard il introduira un certain nombre de réformes et de législations et continuera de jouer, jusqu'à la fin de sa vie, un rôle de conseiller important auprès de la famille royale de Suède. Swedenborg est fasciné par l'idée que les lois de la physique et de la mécanique pourraient s'appliquer au corps humain. Il donne une expression à cette idée dans un petit manuscrit intitulé : « Anatomie de notre plus subtile nature, démontrant que nos mouvements et notre force vitale consistent en vibrations. » Il l'enverra pour être lu et discuté à la société scientifique d'Uppsala, ainsi qu'au ministère de la santé. Tout corps même solide est capable de vibrer au moindre contact, mais le meilleur médium pour entrer en vibration est celui d'une peau ou d'une corde tendue. En effet, seule la tension permet aux vibrations de se propager comme pour un instrument de musique. Les règles qui s'appliquent aux instruments de musique s'appliquent également au corps humain. Toute l'énergie vitale du corps humain est vibratoire, ainsi en est-il de la voix, de l'audition, mais aussi de tous les autres sens. Ces flux vibratoires parcourent les réseaux nerveux, eux-mêmes reliés aux diverses membranes cérébrales. L'origine de la vie est mouvement et c'est dans les mouvements vibratoires les plus subtils, quasi indétectables, que se cache la vie. Il tente de prouver que ces flux d'ondes vibratoires parcourent en premier lieu tous les fluides qui circulent dans le corps et à quel point nos émotions ont une forte influence sur leur circulation ! Il découvre, chez son cousin Johan Hesselius, une collection d'ouvrages sur la chimie qu'il dévore aussitôt avec passion. Redoublant d'intérêt pour la chimie et en particulier pour la structure intime et microscopique des éléments, du feu et des métaux, mais aussi de l'eau et de l'air, il applique à ses recherches les deux principaux outils théoriques et méthodologiques qu'il s'est totalement appropriés et qui donnent à son approche scientifique toute sa force : la géométrie et la mécanique. En possession de sa nouvelle fortune, il part à la fin du mois de mai 1720 pour son second grand voyage d'études à travers l'Europe, voyage qu'il projetait depuis longtemps. Il veut publier, en latin cette fois, les résultats de ses recherches, proposant en sus au Bureau des Mines de mener une enquête approfondie sur toutes les exploitations minières qu'il pourra visiter à l'étranger. C'est à partir de ce deuxième voyage qu'il prend l'habitude, qu'il gardera toute sa vie, d'aller faire imprimer à l'étranger des ouvrages composés en Suède et d'en profiter pour recueillir en même temps les matériaux qui lui serviront à préparer quelques nouveaux projets d'études. Il ne sera nullement gêné de faire imprimer dans des villes différentes les volumes successifs d'un même travail. Londres et Amsterdam seront les deux villes étrangères où il fera le plus souvent imprimer ses oeuvres, surtout pendant la dernière période de sa vie. Swedenborg est un éternel voyageur. Il ne réalisera pas moins de dix voyages à travers l'Europe, généralement de un à trois ans. Rien que pendant les trente-cinq années de sa vie consacrée aux sciences (1710-1745) il passera au moins dix ans sur les routes. Pendant la période de vingt-sept années dédiée à la théologie (1745-1772) il sera presque neuf ans à l’étranger. Ainsi sur cette période d'une soixantaine d'années, il aura passé presque vingt ans à voyager, un tiers de sa vie, sans compter ses incessants déplacements à l’intérieur même de la Suède. C’est à l’âge de 33 ans, que commence la grande période de ses publications scientifiques majeures, qui feront de lui un des plus grands savants de son temps, un des esprits parmi les plus brillants de ce siècle des Lumières. Le fait de ne plus publier ses ouvrages qu'en latin, montre clairement qu'il a l'intention à présent de faire connaître ses travaux dans toute l'Europe savante. Il commence par publier anonymement trois traités. Le premier s'intitule : « Préalables aux principes du règne naturel, ou nouvelles tentatives pour expliquer la chimie et la physique expérimentale par la géométrie. », Amsterdam, 1721. Ce traité de chimie représentera sa première contribution marquante dans le domaine de la recherche scientifique. « Quelle est la nature de la physique et de la chimie, écrit-il, si ce n'est celle de mécanismes particuliers ? Quelle est la variété des expériences, si ce n'est celle d'une variété de structures, de situations, de masses et de mouvements dans les particules qui composent les éléments. C'est la clé qui permettra d'ouvrir toutes les portes. » Le second traite de ses : « Nouvelles observations et découvertes concernant le fer et le feu. », Amsterdam, 1721. Le troisième est une seconde édition plus étendue de son traité : « Nouvelles méthodes pour trouver les longitudes d'un lieu sur Terre et mer par l'observation de la lune. » ; auquel il adjoint trois petites études : « Un nouveau plan mécanique de construction de digues et de cales sèches. Une nouvelle construction de barrages. Un moyen d'évaluer les vertus et les qualités des navires. », Amsterdam, 1721. L'année suivante il publie deux nouveaux volumes : « Quatrième partie : Observations diverses au sujet des phénomènes naturels, et spécialement des minéraux, du fer et des stalactites dans les cavernes de Baumannianis, etc. », Hambourg, 1722. |
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Diverses planches illustrant quelques-uns des nombreux sujets traités dans ses "Observations diverses", 1722. (Pour des légendes plus détaillées voir : Liste des illustrations.) |
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Dès ce début d'année 1722, Swedenborg voit son rêve de gagner une réputation scientifique européenne commencer à se réaliser. Le principal journal scientifique et critique en Europe : "Acta Eruditorum", "Actes des Savants", imprimé à Leipzig, publie un examen détaillé de chacun de ses ouvrages et fait l'apologie de sa nouvelle théorie que chaque phénomène naturel peut être expliqué par la géométrie et la mécanique. Les premières critiques et attaques ne tarderont pas non plus à venir, à travers divers articles dans d'autres revues savantes. Toujours est-il que tout le siècle de progrès scientifiques qui suivra, trouvera ses fondements dans le fait que les propriétés intimes de la matière dépendent de leurs combinaisons géométriques. De retour de son voyage en Hollande et en Allemagne il prend l'année suivante, à travers la publication de plusieurs mémoires et de diverses pétitions, une part très active aux nombreux débats et polémiques qui agitent la Diète de 1723, concernant notamment l'avenir de l'économie et de la monnaie, de l'industrie et du commerce. Son obstination et sa patience finiront par venir à bout de toutes les oppositions. Cette même année, après avoir de nouveau décliné l'offre d'une chaire de mathématique à Uppsala, il parvient, à force d'insistance et de persévérance, à se faire enfin accepter par le Bureau des Mines pour y être officiellement incorporé. Cette fonction lui tient plus que tout à coeur, convaincu, avec raison, que c'est là qu'il pourra rendre les plus précieux services à son pays. |
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Swedenborg a 35 ans et une page importante de sa vie vient de se tourner. Après une longue période d'études, de voyages et de publications étonnamment diverses, allant de la lune aux machines volantes, en passant par le système financier, les haut-fourneaux, la nature des éléments et la structure de l'univers, il entre le 15 juillet 1724 en fonction, en tant que membre officiel du Bureau des Mines, poste qu'il occupera pendant les vingt-cinq prochaines années de sa vie. Entièrement consacré à son nouveau métier et quelque peu échaudé aussi par les méchantes critiques qui suivirent ses récentes publications, il ne publiera plus rien durant les dix années à venir. |
Il participera sans conteste d'une façon très active, au développement de l'exploitation minière et métallurgique de son pays, et cela, non sans une certaine conscience sociale. Il fera, par exemple, constamment la promotion de l'exploitation du fer, de préférence à celle des métaux précieux privilégiée par les exploitants, du fait, disait-il, que cette industrie offre du travail à une plus importante main-d’œuvre. Ses nouvelles fonctions ne l'empêcheront pas de se mettre régulièrement en congé, afin de mener de nombreux voyages d'études à travers toute l'Europe, dont il apprend à parler les diverses langues : hollandais, anglais, allemand, français, italien. Il n'abandonnera jamais non plus ses travaux de recherches, bien au contraire, il travaille parallèlement à ses activités professionnelles à la préparation de volumineux ouvrages qu'il ne publiera que bien plus tard. Après la série d'épreuves qui a marqué le passage de sa trentaine, nous avons vu la roue de son destin finalement tourner en sa faveur pour inverser le jeu des circonstances. Il a 35 ans et ce dont il rêvait depuis si longtemps se réalise enfin ! Pouvoir se consacrer entièrement au service de sa fonction et de son pays. C'est le moment des grands travaux, et selon son habitude il remuera ciel et terre avec une énergie sans pareille, pour participer au développement de l'industrie, au redressement de l'économie et à la réforme politique et morale de son pays. Les résultats d'un tel engagement seront-ils à la hauteur de ses attentes et de ses espérances ? Son travail portera-t-il les fruits escomptés ? ... Fils de trois familles de propriétaires miniers, si l'on inclut celle de sa belle-mère, Swedenborg a hérité d'une belle fortune en mines, dont il a de surcroît racheté les parts de ses frères et soeurs. En plus de ses revenus miniers, il perçoit maintenant un honorable salaire du Bureau des Mines. Lui qui avait dans sa jeunesse parfois connu la faim et l'indigence et qui avait dû si longtemps dépendre du bon vouloir de son père, lui qui n'avait jusqu'alors obtenu que de petits salaires intermittents qui ne lui avaient jamais permis de réaliser pleinement ses projets, se voit en quelques années, doté d'une fortune qui l'affranchit définitivement de tout souci matériel. Il n'en fera pourtant jamais un usage excessif ni outrancier, au contraire, il vivra toujours très simplement, dans un certain dépouillement même, si l'on tient compte de sa condition et de ses moyens. Le seul moment où il dépensera avec un peu plus d'extravagance et de fantaisie sera celui où il créera, pour son plaisir et celui de ses nombreux visiteurs, un jardin avec une collection unique de plantes exotiques, agrémenté de petits pavillons de bois et d'un labyrinthe végétal. Par ailleurs, bien que très généreux avec son entourage, faisant de nombreux dons aux organisations humanitaires, il laissera à sa descendance familiale une belle fortune. |
Si la fortune lui a finalement souri sur le plan social et professionnel, ce ne sera pas le cas dans le domaine amoureux. Il a 38 ans et il tente une nouvelle demande en mariage auprès de "Stina Maja", une jeune fille de 17 ans. Très sollicitée, elle lui préfèrera un autre parti. Certainement déçu par ce nouvel échec, il se résigne l'année suivante à s'installer seul dans un appartement à Stockholm. Il approche de la quarantaine et pour la première fois de sa vie, il aménage chez lui. |
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Kristina Maria Steuch (1708-1739), par G. E. Schröder, 1730. |
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Vue panoramique de Stockholm, côté est, 1661. Stockholm, ville estuaire et portuaire
alors surnommée "la ville aux sept ïles", mais qui en possédait en fait bien plus. |