9. Procès en hérésie et exil

(1764-1769 / de 76 ans à 81 ans)

 
 

Vignette de von den Einbandrückseiten der theol.
Werke Swedenborgs
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     Après avoir publié son traité sur la "Divine Providence", il commence aussitôt la rédaction d'une oeuvre qu'il fera paraître deux ans plus tard lors d'un nouveau voyage, il s'agit de :

    « L’Apocalypse révélée, dans laquelle sont dévoilés les arcanes qui y sont prédits, et qui sont jusqu'à présent restés profondément cachés », 2 volumes, Amsterdam, 1766.

    C'est une oeuvre majeure qu'il prépare de longue date et qui lui tient particulièrement à coeur. Il en avait rédigé une première version huit ans auparavant, qu'il avait finalement renoncé à publier. Il s'agit de son volumineux : « Apocalypse expliquée selon le sens spirituel », en 4 volumes, 1757-1759.

    Cette nouvelle version développe une interprétation de l'Apocalypse complètement neuve et indépendante de celle de son précédent travail. Contrairement au précédent, dans celui-ci il s'adresse à l'ensemble du monde chrétien et marque une attitude différente de l'auteur quant à l'origine de cette "Nouvelle Eglise" que proclament ses écrits. Comme avec les "Arcanes Célestes", il y entreprend un décryptage systématique et détaillé du sens spirituel, non plus du premier livre de la Bible qui traite de la Création, mais du dernier, de l'Apocalypse selon St Jean, qui traite, lui, de la fin des temps et de leur ultime accomplissement.

  A partir de cette publication il prendra l'habitude, qu'il conservera pour tous ses ouvrages suivants, d'accompagner chaque chapitre de "Mémorabilia", traduit par "relations", "occurences" ou "récits mémorables". Il y décrit ses visions et ses expériences dans le monde spirituel. L'étrangeté, parfois un peu surréaliste de ces récits agira souvent comme un repoussoir, allant pour certains jusqu'à discréditer une théologie qui semble de prime abord plutôt éclairée. Malgré les critiques et les conseils réguliers, émanant parfois de ses plus proches sympathisants, il ne consentira jamais à y renoncer, affirmant au contraire qu'ils sont indispensables à une bonne compréhension de ses enseignements.

    Il distribuera plus largement encore que lors de tous ses autres ouvrages, celui qui représente pour lui l'ultime aboutissement de sa mission prophétique, celle d'annoncer l'établissement de cette Nouvelle Eglise, demeure de Dieu avec les Hommes. Il en envoie en France, en Allemagne, en Hollande, en Suède, aux secrétaires d'états, sénateurs, cardinaux catholiques, évêques protestants, académies royales et à un grand nombre de ses amis et relations.

    De plus en plus connu, de nombreuses personnalités se pressent autour de lui pour le voir et l'entendre parler de vive voix. Sa personnalité impressionne et inspire généralement un respect et une sympathie spontanée, même chez les plus sceptiques qu'il parvient parfois à convaincre totalement. Un vaste réseau d'amis et d'admirateurs se forme autour de lui, autant en Allemagne, en Angleterre qu'en Suède.

 
 
portrait
 
 
Un des meilleur portrait de Swedenborg, avec son "Apocalypse révélée".
De Pehr Krafft, the Elder, 1768.
 
 

   Swedenborg est devenu une légende vivante dont le nom s'accompagne de toutes sortes d'histoires et d'anecdoctes extraordinaires. En voici une parmi tant d'autres, que je cite car elle a été avérée par plusieurs témoins. Il avait, lors de ses nombreux voyages, la capacité d'annoncer aux capitaines, le jour et l'heure exacts de leur arrivée au prochain port, plusieurs jours à l'avance. Rappelons que la navigation ne se faisait à cette époque qu'à la voile, en fonction des caprices du temps et des vents. On ne pouvait jamais être certain du jour d'arrivée, ni même que l'on arriverait jamais, tempêtes et vents contraires obligeant parfois à rebrousser chemin pour se diriger vers d'autres ports.

    De plus en plus visité et sollicité, il fait construire en 1767, au fond de son jardin un joli petit pavillon d'été avec deux ailes attenantes. Dans l'une d'elles il installe sa précieuse bibliothèque et dans l'autre ses outils de jardinage. Beaucoup de gens, curieux de voir un homme aussi remarquable, viennent lui rendre visite. Pour mieux les recevoir, il fait construire dans son jardin d'originaux petits pavillons de bois. Il y crée aussi un labyrinthe végétal avec au centre une petite porte qui, lorsqu'on l'ouvre, débouche sur une autre porte par la lucarne de laquelle on peut apercevoir un superbe jardin miniature.

    Un de ses visiteurs raconte :

« Il me montra son jardin qui renfermait un édifice agréable dont une des ailes était une sorte de temple où il se retirait souvent pour la contemplation. La construction de cet édifice, sa douce et religieuse lumière, y était en effet très favorable ».

 
  cabane  
 

Le petit chalet où Swedenborg aimait se retirer pour méditer, étudier et écrire.
Photo de droite, après son déplacement au jardin musée de Skansen en 1896.
 
 

    Voici ce qu'un autre de ses amis de cette époque nous dit à son sujet :

« Lorsqu'il était en compagnie il mangeait et buvait avec les autres toujours très modérément. Swedenborg ne pouvait pas parler rapidement, il lui arrivait de bégayer, mais il connaissait le hollandais, l'anglais, l'allemand, le français et l'italien, voyageant fréquemment dans ces différentes contrées. C'était un grand plaisir d'être à table avec lui. Dès qu'il commençait à parler, toutes les conversations s'arrêtaient, et la lenteur de son élocution ne faisait qu'augmenter la curiosité de ses auditeurs. Au début il racontait ouvertement ses visions et révélations, mais cela déplut aux membres du clergé qui répandirent le bruit qu'il était devenu fou et hérétique. Dès lors il fut plus réservé en société et en tout temps plus circonspect. Il est à remarquer qu'il ne cherchait jamais à faire de prosélytes et qu'il n'imposait jamais ses interprétations de la Bible à quiconque. Il appréciait particulièrement la société des femmes intelligentes, honnêtes et aimables et il plaisait aux jeunes gens par sa gaieté et son ouverture d'esprit ».

    En écho à la demande répétée de son ami le Dr. Beyer et en préparation depuis au moins cinq ans, il ajoute un troisième volet à sa série sur la "Sagesse Angélique". Il consacre ce troisième volume au thème de l'amour humain et du couple :

    « Les délices de la sagesse sur l'amour conjugal, suivi par les voluptés de la folie de l'amour scortatoire. Par Emmanuel Swedenborg », Amsterdam, 1768.

    "Voluptés de la folie", parfois traduits par "folles voluptés", ou "plaisirs insensés".

« Nous avons perçu et maintenant nous voyons que tu médites sur l’amour, lui dirent les anges. Nous savons qu’il n’y a encore personne sur Terre qui sache ce qu’est l’amour vraiment conjugal dans son origine et son essence. Cependant il est important que cela soit connu, c'est pourquoi il a plu au Seigneur d'ouvrir pour toi les Cieux ... ».

    Swedenborg a 80 ans, et fait marquant, des quinze volumes publiés anonymement au cours de ces vingt dernières années, c'est le premier qu'il fait éditer avec son nom d'auteur. De plus, il présente à la fin de ce volume la liste de tous ses ouvrages théologiques précédents. En se déclarant ainsi publiquement, il officialise d'une certaine façon sa mission, mais le fait de se mettre ainsi en pleine lumière va accélérer le cours des évènements. Le feu qui couve depuis longtemps va bientôt s'embraser. Publié en avril 1768, la controverse éclatera en Suède au cours de l'hiver suivant.

    Voici ce que nous rapporte un ami qui fit à cette époque la connaissance de Swedenborg chez un libraire français à Amsterdam :

« Le trouvant très sympathique et d'une conversation éclairée je l'invitai à venir nous visiter, ce qu'il fit à peu près chaque dimanche pendant toute la durée de son séjour. Il logeait près de notre vieille église où il avait loué deux chambres confortables chez des jeunes gens qui tenaient une boutique et qui avaient une troupe de jeunes enfants. Je demandai à son hôtesse si elle n'avait pas trop à faire pour le bon vieillard. « Presque rien, me répondit-elle, tous les soirs il se met au lit au coup de sept heures et il se lève à huit heures du matin. Il entretient lui-même son feu toute la journée, même lorsqu'il va se coucher. Nous ne nous inquiétons pas autrement de lui. J'aimerais qu'il reste chez nous toute sa vie. Ce sont mes enfants qui le regretteront le plus, car il ne sort jamais sans leur rapporter quelques friandises, aussi les petits sont-ils devenus complètement fous du vieux monsieur.

Je demandai à Swedenborg s'il n'avait pas un domestique pour l'accompagner et prendre soin de lui lors de ses voyages, vu son âge avancé. Sa réponse fut qu'il n'avait point besoin d'être accompagné, attendu que son ange était constamment présent auprès de lui. Si quelque autre eût prononcé de telles paroles, j'aurais immédiatement éclaté de rire, mais je ne songeai nullement à rire, car lorsque cet homme vénérable de 81 ans me les adressa, il avait l'air bien trop sincère. Et quand il fixait sur moi ses yeux bleus souriants, ce qu'il faisait toujours en parlant avec moi, il me semblait que la vérité même parlait par sa bouche.

J'ai souvent observé, non sans surprise, que des moqueurs qui s'étaient glissés dans les sociétés où je l'avais conduit dans l'intention de se moquer du vieillard, oubliaient leurs rires et leurs intentions moqueuses, l'écoutant bouche bée, dès que sans défiance et avec la spontanéité d'un enfant il se mettait à parler de toutes ces choses merveilleuses concernant le monde spirituel. On aurait dit qu'il avait le pouvoir d'imposer silence à tous ses auditeurs.

Swedenborg était fort riche et il percevait une très bonne retraite. Il faisait imprimer ses livres à ses frais sur de magnifique papier, n'en retirant pas un sou pour lui-même. Par ailleurs il distribuait gratuitement une partie considérable de ses ouvrages et le profit des exemplaires vendus allait à ses libraires et à des oeuvres humanitaires. C'est un homme qui aurait pu vivre largement et brillamment à Stockholm mais qui préféra, jusqu'à un âge très avancé, voyager de pays en pays pour avoir la liberté de publier ce qu'il estimait vrai et utile, se traitant si austèrement et employant sa fortune avec tant de générosité. »

    Revenant de son dixième voyage en Europe, il débarque au port de Göteborg où il fait un long séjour qui marquera un moment très important de sa vie. Pour la première fois, un véritable cercle d'amis, d'admirateurs et de disciples se forme autour de lui. Grâce à une rencontre fortuite avec le Dr. Johan Rosén, l'un des poètes et littérateur le plus brillant de la ville, éditeur de la revue "Le magazine de Göteborg", auquel se joindra son ami et collègue, qui avait déjà correspondu avec Swedenborg, le Dr. Gabriel Andersson Beyer, célèbre helléniste, docteur en théologie et professeur de littérature grecque à l'université de Göteborg, ainsi que le major général Christian Tuxen, inspecteur au port danois d'Elsinore, un agent secret du roi du Danemark.

    Au cours des nombreuses visites et réunions qui s'ensuivront, il leur prodiguera généreusement sa présence et ses enseignements. Il sera d'abord passé au feu des questions, des débats et des demandes de preuves, ainsi que de critiques parfois très acérées de la part de certains d'entre eux. Ses oeuvres y seront collectionnées, lues et étudiées avec le plus grand soin, et des projets de traductions, d'études et de publications émergeront de ce cercle. Les réunions vont bon train et le bruit ne tarde pas à se répandre que Swedenborg est en train de convertir un certain nombre de personnalités, parmi les plus éminentes de la ville, à ses thèses hérétiques. La rumeur produit une véritable onde de choc dans le milieu ecclésial dont le consistoire s'émeut, formant alors le projet d'engager des poursuites.

    Afin d'apaiser la polémique et d'éviter davantage d'ennuis à ses nouveaux amis, Swedenborg décide, non sans regret, de quitter cette ville où de profondes relations se sont nouées. Il s'en suivra, parmi ce cercle, des réactions très diverses, allant de la reconnaissance émerveillée, respectueuse, en passant par le doute prudent, jusqu'au déni de certains, pourtant parmi les plus convaincus au départ. Dans tous les cas, de profondes et indéfectibles amitiés s'y seront liées et ce cercle deviendra sans conteste l'un des tous premiers foyers de diffusion de ses enseignements. Quelques-uns, comme le Dr. Beyer et le Dr. Rosén, deviendront parmi ses plus proches et fidèles disciples. Défenseurs convaincus de ses thèses, ils auront à affronter, avec beaucoup de courage et de sincérité, les premières attaques et persécutions.

    Il repart quelque temps plus tard en Hollande avec de nouveaux projets en tête, projets certainement nés de ce puissant et inattendu maëlstrom qu'il vient de traverser. Malgré les conseils et les avertissements de ses plus proches amis, il se met en tête de publier une première synthèse de la toute nouvelle théologie qui doit fonder cette nouvelle Eglise dont il annonce le futur avènement :

    « Exposition sommaire de la doctrine de la nouvelle Eglise, entendue par la nouvelle Jérusalem dans l'Apocalypse », Amsterdam 1769.

    Compte tenu des réticences que lui opposent les autorités françaises, il renoncera finalement à publier cet ouvrage à Paris où il est à faire un long séjour. Il se rend dès lors en Angleterre pour le faire imprimer, il le fera traduire en anglais pour l'éditer sous le titre plus étendu de :

    « Une brève exposition de la doctrine de la nouvelle Eglise, entendue dans l'Apocalypse par la Nouvelle Jérusalem, et où il est aussi démontré que dans tout le monde chrétien le culte des trois Dieux vient du crédo de St. Athanase », Londres, 1769.

    Après le deuxième volume de ses "Arcanes Célestes", c'est le deuxième ouvrage théologique qu'il fait traduire en anglais par un certain John Marchant.

    De retour, via la Hollande, il publie un dernier petit traité intitulé :

    « Du commerce de l'âme et du corps, que l'on croit exister ou par influx physique, ou par influx spirituel, ou par harmonie préétablie », Amsterdam 1769.

    Ce petit joyau, écrit dans un style plus philosophique, est destiné à une diffusion plus restreinte. C'est un petit livret de 23 pages qu'il envoie à diverses sociétés et académies scientifiques en France et en Angleterre. Certains y verront une réponse aux questions que lui avait soumis Emmanuel Kant quelques années auparavant.

    Il le fera traduire en anglais par l'un de ses nouveaux amis à Londres, où un cercle de disciples s'est également créé. Il s'agit d'un pasteur anglican, le Rev. Thomas Hartley, qui jouera plus tard un rôle important dans le développement du mouvement swedenborgien en Angleterre. Il fait imprimer l'année suivante sa traduction, annotée par ses soins, sous le titre :

    « Une thèse théosophique sur la nature de l'influx en accord avec la communication et l'opération de l'âme et du corps. », Londres, 1770.

    Comme pour préparer le terrain à cette puplication il avait précédemment fait imprimer une :

    « Réponse à une lettre écrite à moi par un ami. », Londres 1769.

   Il s'agissait d'une lettre autobiographique envoyée par Swedenborg en réponse à une demande du Rev. Hartley. Ce document sera très souvent référencé dans la littérature collatérale ultérieure. Le Dr. Hartley ainsi que le Dr. Husband Messiter, un physicien de renom, et Mr. William Cookworthy, fondateur de l'industrie des porcelaines britaniques, ont tous trois accepté les nouveaux enseignements comme vérité révélée. Ils réaliseront les toutes premières traductions de son oeuvre en anglais, traductions parfois initialement commanditées et financées par Swedenborg lui-même de son vivant. Peu après, Cookworthy fera publier à ses frais la toute première traduction en anglais de son fameux "Ciel et Enfer".

    Swedenborg adresse sa "Brève Exposition", à de nombreux membres du clergé en Hollande, en Angleterre et en Allemagne. En raison de l’énorme diffusion qu’il fait de ses écrits et de la récente distribution de ce dernier livret spécialement adressé au clergé, Swedenborg ne peut que susciter au sein de l’Eglise luthérienne de son pays débats et controverses sur la question de l'authenticité de ses visions et de la véracité de ses révélations.

   Répondant à l'un de ses amis qui lui avait exprimé ses inquiétudes face aux critiques et aux attaques montantes, Swedenborg répond, confiant :

« Dans ma patrie tous les évêques, les sénateurs ainsi que le reste des magnats, ont de l'attachement pour moi et m'honorent de leur amitié. Je vis familièrement avec eux comme un ami avec ses amis, et cela bien qu'ils sachent que je suis en communication avec le monde spirituel. Par ailleurs je suis en grande faveur auprès du roi lui-même, ainsi qu'auprès de la reine et des trois princes, leurs fils. Tous désirent vivement mon retour, en conséquence je ne crains rien dans ma patrie, bien moins que la persécution que vous semblez redouter, et si l'on me persécutait ailleurs cela ne pourrait pas venir jusqu'à moi. »

   Swedenborg pense non seulement qu'il est en complète sécurité en Suède, mais qu'il y jouit d'une bienveillance générale. Lorsque qu'il arrive à Stockholm dans l'automne 1769, il s'attend donc à être accueilli par ses amis et relations à bras ouverts. Malgré l'inquiétude et les avertissements répétés de ses amis et disciples à Göteborg et à Londres, il semble loin de se douter de ce qui l'attend.

    Avant même d'être arrivé chez lui en Suède, il apprend par courrier que la situation y est fort différente de ce qu'il croyait. Depuis son dernier passage à Göteborg, ses livres ont circulé dans tout le milieu des lettrés et des religieux de la ville. De plus, le Dr. Rosen a publié dans une revue locale "L'enquêteur de Göteborg" (n°42, octobre 1766), une présentation commentée de son "Apocalypse révélée", et l'année suivante le Dr. Beyer, un recueil de sermons en suédois : « Nouvelle tentative d'expliquer les textes du dimanche et des jours de fêtes », Göteborg, 1767. On peut considérer ces oeuvres, avec le "Commerce de l'âme et du corps" annoté par Hartley comme les tous premiers ouvrages de littérature collatérale. Littérature qui s'avèrera considérable au fil du temps. Traduites en suédois, ses idées commencent ainsi à pénétrer dans les classes populaires, et à se répandre parmi les paroissiens. Cette fois s'en est trop, la tension dans le clergé local et à l'intérieur de son consistoire est à son comble et la polémique ne fait qu'enfler. Swedenborg répond aux attaques en rédigeant quelques lettres qu'il fait imprimer et diffuser à Göteborg par le Dr. Beyer, lettres qui ne feront qu'envenimer la situation.

    Vivement affecté par ces nouvelles, Swedenborg décide malgré tout de rentrer en Suède. Il ne fera que passer rapidement et discrètement à Göteborg pour se rendre directement à la Diète d'Etat où sa présence crée un malaise évident car l'incendie est à sourdre de partout. Accueilli par certains avec amitié et chaleur, les hypocrisies et les trahisons ne tarderont pas à se manifester. Un colis de cinquante exemplaires de son "Amour Conjugal", expédié par ses soins pour être distribué aux membres et amis les plus éminents de la Diète, a été confisqué sur ordre d'ennemis cachés à la Maison des Douanes. Il y fera, malgré tout, circuler une quarantaine d'exemplaires qu'il avait eu la prudence d'emmener avec lui.

    Il est possible qu'il y ait pu être alors l'objet d'une mystérieuse tentative d'assassinat, probablement fomenté par un jeune fanatique de Göteborg, ou par un autre protagoniste pour d'autres raisons méconnues ? Cet évènement n'a pas pu être authentifié de façon certaine, il faudra donc rester prudent concernant ce témoignage. L'histoire relate que pendant la Diète, un jeune homme se serait rendu à la pension où résidait Swedenborg avec l'intention de l'assassiner. Lorsque la maîtresse de maison lui eut dit que son hôte n'était pas chez lui, le jeune homme ne voulut point la croire. Cherchant à forcer le passage pour entrer dans le jardin, sa cape s'accrocha à un clou du portail. Voulant se dégager, une épée nue qu'il dissimulait sous sa cape tomba au sol. Se voyant découvert il s'enfuya aussitôt à toutes jambes.

    Une biographe a récemment émis l'hypothèse que Swedenborg aurait servi d'agent de liaison et d'agent secret à la famille royale et à son pays. Plusieurs arguments peuvent en effet plaider en faveur de cette thèse. Il est tout d'abord membre à la cour de Suède et donc intéréssé aux affaires d'état. Il voyage très régulièrement dans toute l'Europe dont il parle toutes les langues et où il possède de très nombreuses relations dans tous les milieux, non seulement scientifiques mais aussi politiques et religieux, et où il y jouit d'un certain renom qui lui ouvre de nombreuses portes. Soulignons qu'il n'existe alors aucun autre mode de communication confidentielle que celui du bouche à oreille et qu'un tel sujet représentait à cette époque une très rare opportunité. Les soutiens et les protections dont il jouissait en haut lieu et auprès du roi, pourraient dans cette perspective, avoir une tout autre cause que celle d'une quelconque sympathie pour sa personne et ses écrits. Swedenborg est détenteur de secrets d'état et il en saurait beaucoup trop pour qu'aucun risque ne soit pris concernant sa personne. L'histoire du secret de la reine, celle de cette possible tentative d'assassinat et celle de son exil final en Angleterre, pourraient prendre, dans cette perspective un tout autre relief.

   Cette biographe n'apporte aucune preuve formelle à l'appui de cette thèse qui pourrait avoir quelques arguments plausibles. N'avait-il pas au cours de ses voyages d'enquêtes et d'études, dans sa jeunesse et sa maturité, déjà fait ce que l'on pourrait appeler aujourd'hui de l'espionnage industriel ? Il semble que Swedenborg ait été bien trop préoccupé par sa quête de connaissances et bien trop dévoué à sa cause, pour avoir eu la disponibilité intérieure de se consacrer à de telles activités. Il importe, malgré tout, de laisser la porte ouverte à cette question, en attendant peut-être une enquête plus approfondie et surtout la production de quelques preuves.

    Un vaste complot orchestré par des membres du clergé se trame. C'est le doyen du consistoire de Göteborg, Olof Ekebom et l'évêque du dit diocèse, Eric Lamberg, initialement plutôt amis et sympathisants de Swedenborg qui leur avait généreusement offert nombre de ses oeuvres, qui mènent la charge. L'évêque Lambert porte le cas de ces doctrines hérétiques devant le Consistoire national au mois de décembre 1769, où il trouve le soutien de l'un des plus anciens et pugnaces ennemis de Swedenborg, l'évêque Peter Filenius, auteur de la récente confiscation de ses livres. Pour comble, c'est un membre de sa famille par alliance, l'époux de la plus jeune fille d'Eric et Anna Benzelius, Anna étant la soeur aînée de Swedenborg. Ils font alors éclater une virulente controverse à l'intérieur du Consistoire, la question n'étant pas seulement celle de savoir si les doctrines, auxquelles plusieurs de ses propres membres se seraient convertis, sont vraies ou fausses, mais celle plus fondamentale de la liberté d'expression en matière de religion.

    Ils forment le projet de le faire juger et surtout de le faire déclarer en état d’aliénation permanente, afin de pouvoir le faire interner dans un asile. Ils soutiennent qu'on ne peut sans danger le laisser plus longtemps en liberté et qu’il faut par conséquent le faire enfermer. La loi suédoise est très sévère, elle bannit tout citoyen qui ne suit pas le culte et qui ne professe pas la doctrine chrétienne selon la foi d’Augsbourg. Or Swedenborg ne se borne pas seulement à déclarer fausse cette doctrine dans tous ses points fondamentaux, mais il annonce le jugement et l’effondrement proche de toutes les Eglises. Il prophétise également l’avènement d'une nouvelle Eglise, symbolisée dans l'Apocalypse par la vision de la Nouvelle Jérusalem de la fin des temps, et dont il a la mission sacrée d’exposer la doctrine. Pour comble, allié à plusieurs membres de l'épiscopat, il ne cesse de distribuer à tous ses écrits dans lesquels ils sont accusés des plus graves erreurs. La plainte remonte jusqu'à la Diète, relayée dans la presse par de nombreux articles critiques, parfois satiriques ou diffamants, la rumeur de ce procès se répand dans tout le pays.

    C'est à ce moment que se produit l'évènement qui va mettre le feu aux poudres. Au cours de cet automne 1769, le Dr. Beyer perd sa femme, or celle-ci renie sur son lit de mort les enseignements auxquels elle et son mari avaient adhéré avec tant d'ardeur et de courage. Swedenborg répond à son ami, qu'une telle chose s'est produite à cause de la présence "en esprit" à son chevet des deux principaux protagonistes des attaques qu'il subit. Par mégarde il demande au Dr. Beyer de publier et de diffuser la dite lettre à Göteborg. Cette lettre, qui remet en cause le déni et de le repentir de sa femme, en en rendant responsables ses principaux détracteurs qu'il assimile de surcroît au dragon de l'Apocalypse, va littéralement faire éclater le scandale.

    Voici ce qu'un de ses amis et soutiens, le comte Anders von Höpken écrit alors à l'un de ses collègues :

« Je suis l'un de ceux qui a particulièrement défendu et protégé Swedenborg contre les persécutions, mais j'ai bien peur que le vieil homme, avec la publication de cette lettre, n'ait involotairement allumé un feu dont seul Dieu sait quand il sera éteint ! ».

    « Swedenborg est là, en train d'embraser tout le Zion suédois ! », écrit Gjorwell, un libraire et écrivain plutôt sympathisant, qui fut le premier à divulguer dans la presse suédoise, le nom de Swedenborg en lien avec ses six premiers ouvrages théologiques.

    Voici ce que le Dr. Liden lui répond :

« A Göteborg ils sont simplement devenus fous. Trois docteurs y ont perdu leur raison et leur orthodoxie, se proclamant eux-mêmes swedenborgiens ! Je considère que le mieux serait de ne rien dire au sujet de cette bataille swedenborgienne qui s'est malheureusement déclenchée. Comment quelqu'un peut-il argumenter avec un homme qui écrit tout d'après ce qu'il a vu et entendu et qui affirme avec force que Dieu lui-même s'est révélé à lui et qui prétend écrire sous son commandement ? Pourquoi tirent-ils constamment la sirène d'alarme parmi nous ? En Angleterre et en Hollande où les livres de l'Assesseur sont imprimés, les gens s'en amusent et aucune secte ne s'y est constituée. Persécutons cet homme, interdisons ses écrits et vous pouvez être certain que de nombreux disciples ne manqueront pas d'apparaître. Il y a ici un évêque qui ne demanderait pas mieux que de mettre le feu à toute la ville de Göteborg s'il pouvait éradiquer de cette façon et une fois pour toute tout Swedenborgianisme. Est-ce la bonne méthode ? Pour ma part je préfère rire de lui plutôt que d'écrire contre lui ».

    Swedenborg va être appelé à comparaître devant la cour de justice qui, après enquête, pourra le déclarer, en raison de ses délires religieux, en état d'aliénation. Entendu qu'il est dans ces circonstances, dangereux de le laisser en liberté, il se pourrait qu'il soit par conséquent enfermé dans un asile de fous. L'annonce de son prochain procès et de son possible internement lui arrive par le courrier d'un ami qui lui conseille vivement de fuir aussitôt. Swedenborg se précipite dans son jardin où il s'effondre en sanglots implorant à grands cris son Maître et Seigneur. Il dira avoir été aussitôt rassuré par lui, qu'il n'a rien à craindre et qu'il ne lui sera fait aucun mal. Réconforté, il décide de rester chez lui et de tenir bon, pour faire face aux accusations prononcées à son encontre.

    En janvier 1770 le Concile Royal demande au Consistoire, la maison du clergé, que soit rapporté au roi les erreurs du "swedenborgianisme" et les mesures qu'ils comptent prendre pour les empêcher de se répandre. En fait, c'est le Dr. Beyer et le Dr. Rosén qui comparaîtront finalement devant une assemblée royale où ils défendront avec ardeur et intelligence le bien fondé et la véracité de sa théologie. Le Consistoire est informé que le Dr. Beyer donne des cours le soir à tout un groupe d'étudiants, de clercs et de marchands. Les deux docteurs risquent d'être démis de leur poste et bannis du royaume. Swedenborg prend immédiatement leur défense en envoyant un courrier au Concile Royal, qui se trouve confronté au nouvel embarras d'avoir à réfuter maintenant ses doctrines directement avec lui, plutôt que d'utiliser ces deux docteurs comme bouc-émissaires. Or, tout le monde le sait, sa théologie est, sinon invérifiable, difficilement réfutable tant elle est parfaitement argumentée, quant à sa personne, elle est relativement inattaquable.

    En effet, Swedenborg ainsi que toute sa famille, ont un grand renom. De plus il a de très nombreux amis, admirateurs ou sympathisants, parfois placés aux plus hauts postes de l'état. Il a, par dessus tout, la protection même du roi ainsi que de sa famille, qui se trouve très embarrassé par cette histoire. En plus des nombreux services que Swedenborg a rendu toute sa vie durant, à son pays, ainsi qu'à la famille royale, le roi et la reine lui portent un respect et une affection personnelle. Il est plus que probable qu'ils adhèrent même à un certain nombre de ses vues.

    Par ailleurs, qu'un scientifique et rationaliste de renom, aborde la religion sous l'angle de la raison critique et de la philosophie et qui plus est en vienne à développer une théologie qui mette un peu à mal l'orthodoxie et la toute puissante Eglise, n'était pas pour déplaire à tous. Le côté "nouvelle révélation", "communication avec les esprits" ainsi que ses "récits mémorables", beaucoup les mettaient sur le compte d'une imagination excessive qu'ils lui pardonnaient volontiers et dont ils préféraient sourire ou plaisanter un peu entre eux. Il y avait bien sûr les nombreux récits qui circulaient au sujet de ses pouvoirs psychiques, ce qui ajoutait du piment à l'histoire, mais qui obligeait malgré tout un certain respect à la fois curieux et distancé, amusé et prudent. Dans ce vaste réseau d'amis, de relations et de soutiens, déclarés ou secrets, peu étaient toutefois disposés à prendre ses révélations au premier degré, même s'ils reconnaissaient que sa théologie pouvait apporter certaines lumières. Quant au public, il ne s'attachait qu'aux phénomènes extraordinaires, sans s'intéresser à l'essentiel, à savoir ses enseignements. Seules quelques personnes s'engageront de son vivant dans la voie d'une foi complète en lui et en ses écrits. Vers la fin de sa vie, Swedenborg confiera à l'un de ses amis, avoir une bonne cinquantaine de fidèles dans ce monde et à peu près autant dans l'autre monde, ce qui est déjà considérable !

    Le 26 avril 1770 le Concile Royal tranche le débat et répond à la plainte du Consistoire par la condamnation qui suit :

« Après avoir considéré les diverses déclarations, le bureau du ministère de la justice déclare : rejetter, condamner et bannir totalement les doctrines théologiques contenues dans les écrits de Swedenborg. Tout livre de Swedenborg qui entrera en Suède sera confisqué et aucun des livres importés ne pourra sortir de la Maison des Douanes sans la permission du Consistoire le plus proche.

Quant au Dr. Beyer et au Dr. Rosén, le Concile leur rappelle que la seule doctrine enseignée doit être celle fondée sur la confession d'Augsbourg et non sur le bon plaisir de quelque individu. Il les invite avec force au repentir et à l'arrêt de toutes leurs activités de prosélytisme, sous peine de sanctions beaucoup plus graves ».

    Le Consistoire de Göteborg démettra ensuite le Dr. Beyer de son poste de professeur de théologie, libérant ainsi une chaire depuis longtemps convoitée par l'un des protagonistes du complot. Le Dr. Rosén fut prié de ne plus faire aucune référence aux enseignements de Swedenborg dans ses cours à l'université. Il leur fut aussi interdit d'organiser des réunions publiques ou privées, d'enseigner les doctrines de Swedenborg ainsi que de faire des disciples.

    A cette annonce, ses nombreux amis et soutiens sont plutôt soulagés par l'impartialité et la clémence de la sentence, mais lorsque Swedenborg l'apprend, il en est anéanti par la nouvelle, et profondément blessé et indigné. Il rédige aussitôt un courrier qu'il adresse directement au roi. Ce qui le révolte le plus, c'est que tout ce complot se soit tramé dans son dos, sans qu'à aucun moment il n'en ait été officiellement informé, et par-dessus tout, sans jamais avoir été directement concerné et entendu. Il prend immédiatement la défense de ses deux fidèles amis, tous deux "martyrs", écrit-il, de cette injuste persécution. Il envoie une copie de cette lettre, accompagnée d'une pétition, à tous ses amis et relations membres du Concile royal et du Consistoire. Le roi mit très habilement fin à ce taulé général en obligeant les quatre ordres de l'Etat à faire dorénavant part de leurs déclarations au sujet de ces doctrines directement à leur auteur, ce qu'aucun ne fit évidemment jamais.

    L'hiver de l'année suivante, le Concile Royal reviendra sur sa position en déférant le jugement à la cour d'appel de Götha, qui maintiendra la condamnation trois ans, avant de la suspendre, la renvoyant à son tour à l'expertise des universités, lesquelles se désisteront quelque temps après de cette absurde demande d'expertise. C'est ainsi que se concluera cette pernicieuse et violente attaque contre Swedenborg, ses amis et la liberté d'expression religieuse en général en Suède. Liberté d'expression qui sera pleinement acquise en Suède que bien des années plus tard.

    Il fallut tout le respect et l’affection personnelle que le roi et la reine de Suède portaient au voyant pour permettre à Swedenborg de conserver sa liberté, et maintenir à leur place les membres du Consistoire. En attendant, il est tenu à demeure presque une année par cette mauvaise affaire. Il demande au roi l'autorisation de quitter la Suède, ayant le projet, dira-t-il, d'aller faire imprimer à Amsterdam "la théologie universelle de la nouvelle Eglise".

    Peu avant son départ, le roi l'accueillera très amicalement, lui confiant :

« Vous savez le Consistoire est resté silencieux au sujet de mes courriers et de vos écrits ».

    Posant alors sa main avec chaleur sur son épaule, il ajouta :

« Nous pouvons donc conclure qu'ils n'ont rien trouvé de répréhensible en eux et que vous avez écrit en conformité avec la vérité ».

    Profondément humilié, sa sécurité de surcroît menacée, Swedenborg ne reviendra jamais dans son pays natal. A-t-il choisi de s'exiler définitivement en Angleterre ? Ou ne savait-il simplement pas que la mort l'emporterait avant qu'il n'ait eu le temps de revenir chez lui ?

 


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