3. La Maison de Suède

( 1715 - 1719 / De 27 à 31 ans )

 
         
 
Armoiries de la famille de Swedenborg, 1719.
     
 

    Pour certains biographes, la vie de Swedenborg se développe en trois grandes périodes de vingt-huit années, ou pour être plus précis, de vingt-sept années, si l'on intercale les trois années de crise charnière entre les deux dernières périodes. La première période est marquée par une enfance religieuse et une jeunesse apparemment tournée vers la littérature et la poésie. La deuxième sera presque exclusivement vouée aux sciences et à l'ingénierie, et la troisième essentiellement consacrée à son oeuvre théologique. Cette vie en triptyque frappe évidemment par la symétrie de ces trois grands cycles de vingt-sept années, mais il faut la relativiser car une lecture plus attentive fait rapidement apparaître une réalité relativement différente.

    En effet, pendant sa période dite littéraire, somme toute assez courte, de sept années, Swedenborg est depuis longtemps déjà principalement tourné vers les sciences. Ses écrits littéraires et poétiques sont pour lui, après d'intenses périodes d'études, plutôt une activité de dilettante. Pendant la deuxième partie de sa période scientifique il publiera un certain nombre d'ouvrages philosophiques qui préfigureront à beaucoup d'égards son oeuvre théologique ultérieure. Quant à son oeuvre à proprement parler théologique, elle est aussi le fait d'une méthode scientifique, avant d'être celle d'une inspiration personnelle ou d'une révélation divine, nous reviendrons sur ce point important plus loin.

    Au-delà de ce qui pourrait sembler être une succession de ruptures brutales, nous avons en réalité à faire à une lente progression de sa pensée qui manifeste, par-delà l'apparente diversité de ses oeuvres, une étonnante continuité. Ce développement progressif et continu donne à l'ensemble de l'oeuvre une surprenante cohésion structurelle. Elle manifeste une orientation unique, puissante et constante, celle d'une recherche de connaissance quant à la nature du monde, de l'homme et de l'absolu. Là aussi, cette progression dans l'objet de cette connaissance se retrouve dans son oeuvre, d'abord tournée vers la matière, de la physique à l'astronomie, puis vers l'anatomie et la psyché humaine et enfin vers l'âme et son principe créateur, le Divin.

    A son retour, la Suède, épuisée par quinze années de guerres, dépeuplée et appauvrie par d'incessantes conscriptions d'hommes, de réquisitions de biens et de nourriture, est ravagée par la famine. Pour ajouter un malheur à un autre une nouvelle épidémie de peste fait rage et le pays exsangue est proche de l'agonie. Son roi Charles XII, qui n'a pas su renoncer à sa folle campagne contre la Russie, revient tout juste de cinq années d'exil en Turquie. Tout est à reconstruire et Swedenborg n'aspire plus qu'à une chose, mettre son génie créateur et réformateur au service de son pays. Il y consacrera la plus grande partie de sa vie, dans les trois domaines les plus vitaux de la nation : la politique, l'économie, et les sciences appliquées à l'industrie, en particulier minières et métallurgiques.


Charles XII   (1682 - 1718)

Après la mort de son père, le roi Charles XI, en 1797, le jeune roi Charles XII est propulsé par la noblesse à la succession du trône alors qu'il n'a encore que 15 ans. La cour des nobles espérait ainsi pouvoir jouer de son influence plus facilement et regagner les privilèges dont elle bénéficiait avant le règne de son père. Charles XII hérite d'un vaste empire qui couvrait alors la Suède, la Finlande, les Pays Baltes, et une partie de l'Allemagne. Les ennemis de la Suède voyant un pays affaibli par les famines, commandé par un enfant, se liguent aussitôt pour l'attaquer. La Russie, la Pologne et le Danemark formaient alors une puissance dix fois supérieure à celle de la Suède. Le courage et l'héroïsme du jeune roi et de son armée, alliés à sa fine stratégie militaire, leur infligent de terribles défaites. La légende des exploits héroïques du jeune "Lion du Nord" se répand dans toute l'Europe, inspirant respect et admiration. C'est à ce moment qu'il commet une erreur fatale. Au lieu de signer une paix avantageuse, il précipite, par orgueil, la Suède dans une campagne désastreuse contre la Russie. Dans la débâcle qui s'ensuit il sera retenu en otage cinq ans par les Turcs avant d'être libéré. De retour en Suède en 1715, il décide pour contrecarrer ses ennemis d'attaquer la Norvège afin de s'en servir comme rempart contre ses nombreux adversaires. En décembre 1718, pendant le siège du premier fort norvégien qui devait le rendre maître de tout le reste du pays, Charles XII est tué par un tir ennemi.

    Au long de toutes ces années, Swedenborg a patiemment collecté sa connaissance scientifique en la traquant systématiquement et méthodiquement dans tous les pays visités, auprès des meilleurs auteurs et des savants les plus réputés. Il a laborieusement travaillé à s'en approprier non seulement la méthode mais aussi les outils, et les métiers permettant d'en fabriquer les outils, pour s'engager lui-même corps et âme dans la recherche.

    Mais à cette époque en Suède, cette connaissance ne tenait pas plus de place dans les académies que n'en tient actuellement la théologie dans nos universités. Il n'y avait alors ni intérêt, ni structure institutionnelle pour une telle science et Swedenborg n'aura pas d'autre alternative que de retourner tout d'abord à la maison de son père à Brunsbo.

   Fait étonnant, le catalogue de ses inventions avec tous ses dessins, ses descriptions et calculs complexes, qui avaient représenté tant de travail et qu'il avait fièrement expédié à son père en vue de le publier dès son retour, a disparu ! Son père dira ne jamais l'avoir reçu et il ne sera jamais retrouvé. Une certaine tension règne entre le jeune savant, dont la science est en train de supplanter la suprématie de la religion et d'usurper l'autorité cléricale un peu partout en Europe, et son père qui en est l'incarnation même. D'autres motifs plus personnels s'en mêlent : son voyage de fin d'étude qui a duré presque cinq ans ; la pression qu'il a fait subir à son père, via son oncle Benzélius, pour financer ses séjours et ses projets ; l'insolence d'avoir mis plus d'un an à revenir malgré les injonctions répétées de son père.

     En plus de ce long et coûteux périple, son fils ne ramène que des inventions plus farfelues les unes que les autres et des recueils de fables frivoles à dormir debout. Pire encore, imaginons l'ahurissement et la stupeur de son père lorsqu'il apprend que la principale préoccupation de son fils au cours de ces cinq années a été le calcul des longitudes d'après la lune ! Le niveau d'incompréhension est total. De toute façon sa psychologie est tellement dominée par ses ambitions cléricales, qu'il ne semble pas y avoir grand chose qui puisse exister en dehors de son champ d'intérêt propre. Ce n'est pas de ce côté-là que Swedenborg trouvera l'aide et la reconnaissance dont il a besoin. Dans le combat sous-jacent qui se livre depuis longtemps entre père et fils, la personnalité fine et subtile de Swedenborg aura largement le dessus. Comme lors de son séjour en Angleterre, et certainement avec l'appui de sa belle-mère qui le porte en haute estime, il ne sera pas long, en pleine connaissance de ses droits d'héritage, à convaincre son père à continuer de le financer afin de poursuivre son projet de mettre avec passion son génie et sa science au service du sauvetage et de la reconstruction de son pays.

   Mais pour l'heure, comme avant son départ pour l'Angleterre, il est à nouveau dans l'impasse, immobilisé, sans aucune perspective, et comme la dernière fois, il appelle désespérément à l'aide son oncle Benzélius, le pressant de penser à lui au cas où une création de poste se présenterait à l'université d'Uppsala.

    Il découvre au cours de ses pérégrinations dans la région de Brunsbo le site remarquable du mont Kinnekulle. Il s'émerveille de l'extraordinaire richesse de son biotope, de la pureté de son air, de sa hauteur qui débouche sur un paysage grandiose. « Ce n'est pas seulement un incroyable paradis naturel, écrit-il, mais un véritable Olympe au-dessus duquel se forment les nuages, les orages et les pluies qui s'étendent sur toute la région ». Les géologues modernes découvriront plus tard que cette montagne est un véritable musée de l'histoire préglaciaire. Swedenborg forme aussitôt le projet d'y faire construire un petit observatoire d'astronomie qui pourrait, entre autres, lui permettre d'établir les tables lunaires qui font cruellement défaut à sa méthode de calcul des longitudes. Aussi remarquable que soit le Kinnekulle, le jeune Swedenborg, toujours avide de connaissances, sans cesse actif, aimant à produire autant qu'à apprendre, ne s'attardera pas chez son père et ira dès l'automne rejoindre la petite communauté de savants d'Uppsala où il retrouve tous ses amis et ses professeurs.

     Il est convaincu de l'importance d'ériger la Suède au rang des grandes nations en termes de sciences et dans cette perspective de l'urgence d'y créer une société scientifique. La publication d'une première revue scientifique suédoise pourrait lui servir de base. Celle-ci ne serait pas écrite en latin mais en suédois, afin que ses travaux soient accessibles à tous, ceci en vue d'éveiller un intérêt parmi le public pour la recherche et l'investissement. La Suède n'a-t-elle pas un grand inventeur, Christopher Polhem, dont les inventions pourraient être publiées avec celles d'autres ...

 
 

 

 

 

 

    Il crée, en collaboration avec Benzélius, la première revue scientifique suédoise :

    « Dédale Hyperboréen, l'inventeur du Nord ou quelques nouvelles recherches en mathématique et en physique », 6 numéros, Uppsala, 1716 - 1718.

  "Dédale Hyperboréen" en référence à Dédale dans la mythologie grecque, un ingénieur mécanicien d'Athènes qui construisit le labyrinthe de Cronos et qui s'échappa de prison avec son fils Icare grâce aux ailes qu'il avait fabriqué. "Hyperboréen" est un adjectif qui signifie "de l'extrême Nord". Cette publication consacrée aux recherches, décou-vertes et inventions scientifiques sera effectivement un premier envol pour la toute nouvelle société savante de Suède. A sa grande déception la publication de sa revue devra être interrompue après le sixième numéro, faute d'intérêt et de financement, c'est dire combien la Suède était encore peu concernée par le domaine des sciences et des technologies.

   
     
Couverture de "Daedalus Hyperboreus", 1716.
 
 

    En janvier 1716, Polhem qui s'était, six ans auparavant, laissé convaincre de prendre Swedenborg comme assistant, très touché par le projet du jeune et entreprenant savant de publier à ses propres frais ses inventions, accepte de le recevoir et s'intéresse à lui. En ce temps-là il n'existait aucun ouvrage d'arithmétique en Suède et Swedenborg convainc Polhem d'en réaliser un, lui promettant d'en financer lui-même la publication, sans savoir d'ailleurs où il trouvera l'argent pour le faire. Par chance il héritera quelque temps après d'un peu d'argent des mines de fer de sa mère, ce qui lui permettra de financer la publication de sa revue et celle du traité de Polhem.

    Après la publication du troisième numéro de sa revue scientifique il est toujours sans perspective professionnelle. Il réclame de nouveau avec insistance un poste d'enseignant à l'université d'Uppsala, allant même jusqu'à proposer la création d'une nouvelle chaire pour lui, qui serait financée par une petite partie du salaire de ses collègues ! Swedenborg, qui a déjà rendu de nombreux services à l'université, est sincèrement convaincu d'en faire déjà partie intégrante et d'y jouer un rôle innovateur important.

    Mais les membres de l'université ne l'entendent pas ainsi, certes il n'y a pas de poste vacant, mais il y a surtout une faction conservatrice puissante qui a horreur de l'innovation et qui opposera toute sa force d'inertie aux velléités et aux arguments et de ce jeune prodige. Il comprend que cette porte restera fermée et qu'il ne pourra jamais y trouver la place dont il rêvait. Sa déception est grande, d'autant plus qu'il a depuis longtemps déjà le sentiment d'accumuler les rejets. Il doit constamment faire face à l'incompréhension et à l'indifférence, mais plus encore aux peurs et aux préjugés que lui opposent régulièrement le milieu et la culture ambiante. Il est pourtant convaincu d'avoir des solutions concrètes à proposer pour relever le défi de la terrible crise que traverse son pays. Comme pour sa thèse sur le calcul des longitudes, pourtant vitale au commerce des nations, il n'arrive pas à se faire entendre et a le sentiment de parler un dialogue de sourds.

    C'est alors que se produit le coup du destin tant espéré. En novembre 1716, le roi, passionné de science et de mathématique, est impressionné par la publication des quatre premiers numéros de « Dédales Hyperboréens ». Joliment brochée elle est de plus accompagnée d'une flatteuse dédicace à son nom. Polhem, alors proche conseiller du roi, en profite pour lui recommander fortement Swedenborg, lui suggérant de le nommer à une fonction où son génie mécanique serait bien plus utile qu'à n'importe quel autre poste universitaire.

 
   

 

 

 

 

 

     Le roi l'invite pour une rencontre tout en faisant mener une enquête sur lui. Ils partagent tous les deux une grande passion pour les mathématiques et il est impressionné par sa culture et son intelligence. Charmé aussi par sa gaieté et son humour, il lui accorde son amitié et sa pleine confiance. Le roi veut honorer son nouvel ami, voyant que Swedenborg est un ingénieur de génie et qu'il connait beaucoup de choses sur les mines, il le nomme, le 18 décembre 1716 à Lund, "Assesseur extraordinaire au Collège Royal des Mines", anoblissant en outre Polhem le même jour. Le collège royal des mines était l’équivalent de notre actuel ministère de l'industrie. Assesseur "extraordinaire" signifiant que son poste serait en attente que l'un des quatre sièges d'assesseur soit vacant. En attendant il fut entendu qu'il assisterait Polhem dans ses travaux.

 
         
 
"Charles XII, Hero of the World", David von Krafft, 1707.
     
 

    Swedenborg est au comble du bonheur. C'est le coup du destin qu'il attendait depuis longtemps, et une victoire sans pareille sur les doutes et les obstacles que lui avait sans cesse opposés son père. Une victoire certes, mais qui marquera en même temps le début d'un long chemin semé d'embûches et de nombreuses épreuves, car malgré les apparences rien ne lui sera facilement acquis. Pour autant il se dévouera avec une ardeur sans pareille à ce poste officiel de haut fonctionnaire pendant les trente prochaines années de sa vie.

   On remarquera au passage, que malgré sa dévotion et son altruisme enthousiaste pour la cause, Swedenborg s'est révélé fin stratège. Il a su investir à perte et à long terme, sachant qu'il en retirerait un bénéfice certain plus tard. Ayant su se rendre indispensable à Benzélius, il l'utilise régulièrement pour faire pression sur son père afin de le convaincre, malgé lui, de financer ses projets. Il en fait à son tour son émissaire obligé, quitte à lui faire bousculer le sage et séculaire organigramme de l'université d'Uppsala, pour se faire une place parmi les maîtres. Il inaugure le premier numéro de "Daedalus" avec un article sur une invention du célèbre Polhem. Il lui fait savoir qu'il souhaiterait publier un catalogue de ses inventions et lui propose de rédiger un traité d'arithmétique en le faisant paraître à ses propres frais. En publiant la première revue scientifique de Suède, il sait parfaitement que celle-ci ne pourrait manquer d'intéresser le roi. Pour en être certain il l'accompagne d'une flatteuse dédicace, qui avait toutes les chances d'atteindre son but.

     Après une telle opération de séduction, Polhem et le roi, les deux seules personnes du royaume aptes à l'aider, ne pouvaient manquer de lui ouvrir leurs portes. Son entreprise de charme réussira au point même d'amener le roi à le parachuter, sans précaution au coeur d'un ministère qui ne dispose d'aucun siège pour une telle météorite. Je ne prétends pas que tout cela soit le fruit d'un froid et savant calcul, en aucun cas, mais force nous est de constater que Swedenborg est habile et qu'il possède un indéniable pouvoir de charme et de persuasion à l'égard de ceux dont il sait avoir un besoin vital. De ce point de vue Swedenborg aura su, comme son père avec Charles XI, utiliser sa relation avec le roi pour décrocher une promotion sociale fulgurante, quitte à bousculer le jeu en brûlant les étapes et créer ainsi autour de lui jalousies et inimitiés. C'est dire que le père et le fils, bien que très différents et sous certains angles antinomiques, ont en commun tous les deux un puissant charisme qui les singularisera par rapport aux autres.

 
 

 

 

 

     Son rêve le plus fou se réalise, celui d'assister le grand Polhem dans tous les projets dont il a la charge : création de marais salants pour rendre la Suède autonome au niveau de sa production de sel, auparavant importé à prix d'or ; construction des docks de Karlskrona pour la marine ; aménagement des écluses du lac de Venner et travaux hydrauliques des chutes de Trollhättan en vue de créer une voie maritime à travers le centre de la Suède, pour éviter le passage par le détroit d'Orendsund alors sous le contrôle du Danemark ennemi.

  polhem

 
 
     
 
Ecluses de Trollhä̈ttan, C. Fielssor ou C. Fiellisch ?, probablement début du 18ème sièle.
   
Christopher Polhem (1661-1751) , anonyme, 1690.
 

 

 

 

     C'est une période faste, pleine d'enthousiasme, bouillonnante et prolifique pour le jeune savant qui se voit tout à coup propulsé dans l'intimité du roi et promu assistant officiel de l'un de ses plus proches conseillers, Polhem. Swedenborg, Benzélius et Polhem, forment à présent une sorte de garde rapprochée autour de Charles XII, animant de nombreux débats sur les sciences et sur les grands chantiers indispensables à la politique militaire et économique du pays qu'il faut coûte que coûte redresser au plus vite.

 



 

    Il est à noter qu'entre la publication du premier numéro de sa revue en 1716, et celle de ses quatre premiers ouvrages scientifiques en 1718, on ne compte pas moins dix-huit manuscrits abordant les sujets les plus divers. Ils traitent autant de la perspective, que d'un plan pour une nouvelle société scientifique à Uppsala, des pigments minéraux pour les teintures, des fossiles, d'une machine volante, de nouvelles méthodes de navigation, de tests et d'expériences diverses, d'un monte-charge à vis, de stéréométrie, d'une description du crâne humain, d'expériences avec l'écho, des techniques de fabrication du sel, des améliorations à réaliser à Karlscrona, de la nature du feu et des couleurs, mais aussi du développement du commerce et de l'industrie. On y trouve encore une théorie sur la fin de la Terre et surtout un projet pour la création d'un observatoire d'astronomie. Projet qu'il soumettra sans succès au roi et à l'université d'Uppsala.

    Il publie l'année suivante : « La science de l'algèbre », Uppsala, 1718. Il s'agit du premier traité d'algèbre publié en suédois et qu'il espérait voir devenir le premier ouvrage d'algèbre pour les académies suédoises. Il sera dit que son traité d'algèbre n'aurait rien apporté de particulièrement nouveau, qu'il présentait de nombreuses erreurs typographiques et autres défauts. Il est vrai qu'il ne fut jamais d'un commun usage dans les écoles suédoises car, plus qu'un ouvrage de vulgarisation, il s'agit plutôt d'un traité spécialisé où se trouvent résolus un grand nombre de problèmes en géométrie et en trigonométrie, ainsi que dans les domaines des poids et des mesures, du mouvement des projectiles et d'autres sujets qui ne pouvaient être que difficilement résolus par les méthodes de calcul conventionnelles.

    Suit la publication de son précieux : « Essai pour trouver les longitudes est et ouest au moyen de la Lune », Uppsala, 1718. qu'il dédie à Edmond Halley et qu'il réimprimera aussi dans le numéro 4 de "Dédale Hyperboréen".

    Enfin il fait imprimer un dernier traité, réalisé à l'intention de Charles XII, qui lui en avait suggéré le sujet : « Une nouvelle arithmétique dans laquelle le nombre huit est utilisé au lieu du nombre dix, afin de faciliter tous les calculs relatifs à la monnaie, aux poids et aux mesures », Karlsgraf, 1718.

   Une profonde amitié lie désormais Polhem et Swedenborg, ce dernier l'accompagne dans tous ses travaux et il est accueilli chez lui comme un véritable membre de sa famille.

    Il a maintenant 30 ans, âge où tout homme se devait d'envisager le mariage, or Polhem avait deux charmantes filles. Charles XII recommanda à Polhem d'octroyer la main de sa fille aînée Maria à Swedenborg, ce qui était à cette époque considéré comme un honneur obligé. Mais cette dernière, âgée de 21 ans, malgré la recommandation du roi, donna sa préférence à un chambellan de la Cour.

 
   

 

 

 

 

 

     En réalité Swedenborg est fortement amoureux de la fille cadette, la brillante Emérentia qui, dans toute la beauté et la fraîcheur de ses quinze ans, éveille en lui une puissante passion. Très jolie, intelligente, rêveuse et discrète, elle est passionnée de poésie et a hérité de l'esprit créateur et concret de son père. Malgré la promesse de mariage que son père, qui aimait Swedenborg comme un fils, a fait signer à Emérentia, celle-ci ne veut pas de cette union imposée qu'elle pense pématurée.

 
         
 
Emérentia Polhem (1703-1760), anonyme, 1716.
     
 

    En septembre 1718, son jeune frère Gabriel, touché par la détresse de sa soeur, dérobe pour elle la promesse écrite à laquelle Swedenborg accrochait toutes ses espérances. Voyant la détresse de ce dernier, Polhem convoque toute la famille afin d'élucider cette mystérieuse disparition. Apprenant ce qui s'est passé, le père, très en colère, oblige la jeune Emérentia à rendre sa promesse à Swedenborg, lui ordonnant de lui faire ses plus humbles excuses.

    Swedenborg bouleversé par l'ampleur du désespoir de la jeune fille réalise tout à coup son erreur : il a demandé sa main à son père avant de s'être assuré qu'elle était pleinement consentante. Il faut dire qu'à cette époque la plupart des mariages étaient arrangés par les familles, souvent en fonction d'intérêts économiques et sociaux. Par ailleurs, il était de coutume pour les hommes d'âge adulte qui entraient en carrière, d'épouser une jeune fille vierge et de bonne famille. Lorsqu'elles étaient prêtes à être mariées, autour de leur seizième année, une liste de prétendants était ouverte. La jeune fille avait la liberté ou pas de donner son avis, certaines ne rencontraient leur mari pour la première fois que le jour de leur mariage.

   Ne voulant surtout pas lui imposer une union qui ne serait pas pleinement et librement consentie, Swedenborg rend sa promesse à la jeune fille. Rempli de désespoir, il quitte sur le champ la maison des Polhem, faisant le voeu solennel de ne plus jamais s'occuper des femmes et de ne plus jamais en aimer aucune ! ...

    Il ne faudra évidemment pas le croire sur parole. Swedenborg sera, durant toute sa vie, fortement attiré par les femmes dont il admirait la beauté et l'intelligence et dont il recherchait la compagnie. Bien qu'il ait toujours été très discret dans ses notes et son courrier à ce sujet, il vivra plusieurs relations amoureuses dont certaines à l'évidence ne seront pas restées platoniques. L'un de ses derniers ouvrages sur l'amour humain montre qu'il était plutôt fin connaisseur des délices de l'amour charnel.

   Malgré plusieurs demandes en mariage, il ne connaîtra pourtant jamais la vie conjugale, ni la joie d'avoir des enfants. Cela lui manquera certainement beaucoup et il en souffrira toute sa vie. Il faut reconnaître que ses prétendantes ont toutes dû avoir à faire à une terrible rivale, son insatiable soif de science.

     Il menait une vie austère, travaillant de jour comme de nuit, passant des semaines et des mois entiers à lire, étudier, écrire et publier, rédigant une moyenne de trois à quatre livres par an. De plus il ne tenait pas en place, il était sans cesse en voyage à parcourir toute l’Europe. Son "daïmon", au sens platonicien du terme, était une sorte de titan. Tout cela ne devait pas laisser beaucoup d'espace pour une rencontre amoureuse, encorer moins pour une relation conjugale et à plus forte raison une vie familiale. Swedenborg était un véritable moine copiste, presque constamment penché sur son ouvrage, doublé d'un éternel étudiant et d'un incessant voyageur.

    Confronté au caractère obstiné, impitoyable et démesurément ambitieux du roi, probablement aussi du fait qu'il désapprouve ses nouveaux projets de guerres, il est en dissension avec son protecteur. Leur relation se refroidit et le roi ne l'invite plus que rarement à sa table.

    En 1718, Charles XII, après avoir vu ses plus belles victoires suivies de terribles défaites et toutes ses conquêtes ainsi que celles de ses prédécesseurs arrachées de ses mains, veut rétablir sa fortune et sa renommée par une alliance avec son ancienne ennemie, la Russie, contre le Danemark, l'Angleterre et la Pologne. Il projette d'entrer sur le territoire danois par la Norvège en faisant d'abord tomber la forteresse de Frederichshalls.

    Mais il faudrait, pour que ce projet soit possible, pouvoir rapidement transporter l'artillerie lourde au pied de ses remparts. Compte-tenu de la distance et d'importantes embûches topographiques, le problème est pratiquement insoluble. Après deux tentatives soldées par de cuisants échecs, Swedenborg, confronté au problème, conçoit alors une ingénieuse machine équipée de cinq rouleaux de bois qui va permettre d'acheminer par monts et par vaux sur une distance de plus de vingt-cinq kilomètres, cinq péniches et une chaloupe avec leurs pièces d'artillerie. Accompagnant le roi et son armée dans cet incroyable périple, sa prouesse technique connaît un véritable succès. Son génie éclate aux yeux de tous et le roi, précédemment fâché, ne peut à présent que lui être reconnaissant de cet exploit inespéré. Malheureusement, pendant le siège qui suit, tandis qu'il inspecte juste avant Noël les tranchées, Charles XII est tué par une balle ennemie. De façon funeste, le brancard qui transporte sa dépouille est ensuite fracassé par un tir de boulet.

 
 
 
   
Mort de Charles XII, Gustaf Cederström, 1883.
 
 

    Pour Swedenborg, ses longues années d'études et de formation, sa recherche effrénée et parfois désespérée d'un avenir professionnel avec ses lots de déceptions, venaient juste de trouver leur dénouement. Les portes s'étaient enfin ouvertes et en très peu de temps il s'était trouvé propulsé au pinacle. Son génie créateur avait pu alors s'exprimer avec force et passion, suscitant reconnaissance et admiration de la part de ses mentors. Plus encore, une profonde relation d'amitié et d'étroite collaboration s'était créée avec le roi, les amenant à se fréquenter presque quotidiennement tout au long de cette dernière année. La mort brutale du roi, au moment où il venait d'accomplir pour lui et à ses côtés un véritable exploit, vient de ruiner toutes ses espérances.

    Après les terribles déceptions qui viennent de le frapper coup sur coup : l'échec de son projet de mariage avec Emérentia, la subite défaveur du roi suivie de sa mort tragique, les épreuves continuent de s'enchaîner au fil des mois.

    Les chantiers commandités par le roi et qu'il menait avec Polhem sur les canaux et les marais salants sont, après la mort du roi, aussitôt abandonnés. Par contre, à son grand soulagement, il échappe par miracle à la mobilisation qui suivit. Incorporation qui l'aurait entraîné dans la plus terrible et la plus désastreuse campagne militaire contre le Danemark qui s'ensuivra.

    Après l'échec de son ouvrage d'algèbre, il doit, faute d'intérêt et de financement, cesser la publication de sa revue scientifique. De plus, il doit faire face à de sournoises attaques de la part de l'un de ses beaux-frères, qui monterait injustement la tête contre lui aux membres de sa famille, « au point, dit-il, de brouiller ses relations avec son père et sa mère adoptive, sans qu'il en connaisse les raisons ».

   Pour couronner le tout, au printemps 1719, une dispute suivie d'une brutale rupture a lieu entre Swedenborg et Polhem. La raison en est probablement un différend financier concernant des revenus sur les marais salants qu'ils avaient tous deux mis en oeuvre. Il faut dire que Polhem avait la réputation d'être quelque peu grippe-sou. Toujours est-il qu'après trois retours de courrier de la part de Swedenborg, Polhem écrira à Benzélius pour lui demander d'intervenir. Après une rupture de cinq ans, il reprendra ses relations avec Polhem et sa famille, mais d'une façon plus distante. Quant à Emérentia, elle ne se mariera que cinq années plus tard, aura neuf enfants et gérera un grand domaine. Fidèle à la poésie, elle y consacrera un bel ouvrage. Swedenborg gardera jusqu'à la fin de sa vie une relation avec Emérantia pour laquelle il éprouvera toujours un fort sentiment.

    La dégringolade est complète et pour la troisième fois de sa vie, il se retrouve au point mort chez son père à Brunsbo. Il va lui falloir de nouveau rassembler toutes ses forces et faire appel à toutes ses ressources pour se sortir de cette nouvelle impasse.

    Il publie un petit traité : « Sur le mouvement et la position de la Terre et des planètes », Skara, 1719. Il tente d'y prouver, par l'astronomie, les mathématiques et la géométrie, que le parcours de la Terre sur son orbite était beaucoup plus rapide dans les temps anciens et que son mouvement se ralentirait au fil du temps. Lorsque son mouvement orbital cessera complètement la Terre ne sera plus alors que désolation et l'humanité mourra de faim et de froid. Cette perspective plutôt pessimiste cristallise probablement le désarroi créé par l'accumulation de toutes les épreuves et déceptions précédentes. Pour autant la recherche confirmera, deux siècles plus tard, la réalité des fluctuations orbitales de la Terre, le fait aussi que la Terre et l'humanité ont une fin.

    Son projet de création d'un observatoire d'astronomie n'ayant trouvé aucun écho, faute de financement et d'équipements, il se voit, malgré tous ses efforts depuis des années, dans l'obligation d'abandonner ses travaux de recherches dans ce domaine qui lui tenaient tant à coeur. Un premier retour de destin a lieu à travers l'université d'Uppsala qui lui propose finalement un poste d'enseignant en astronomie. Mais après avoir tant espéré cette chaire il décline la proposition, convaincu qu'il sera bien plus utile à son pays au Bureau des Mines.

     Le comble de toutes ses désillusions est atteint lorsqu'il se présente candidement aux Bureau des Mines afin d'y occuper son poste d'assesseur. Le Bureau refuse tout simplement de le reconnaître en tant que tel, prétendant qu'il n'y aurait été nommé que pour des travaux spéciaux, mais en aucun cas choisi par eux comme collègue et futur successeur. Ils prétextent, en toute mauvaise foi, qu'il n'avait jusque-là rien apporté à l'industrie minière de la Suède. En plus, il avait été un des favoris du roi récemment décédé, dont la politique despotique, belliqueuse et guerrière avait ruiné le pays. Et son père, l'évêque de Skara, était un ardent défenseur de ce royalisme au pouvoir absolu.

     Ce désaveu et ce rejet lui paraissent d'autant plus injustes qu'il croyait avoir fait la démonstration de sa capacité à réaliser de précieuses améliorations dans un domaine où il n'avait pourtant préalablement aucune expérience. En effet il venait de faire construire une importante tour dans un des principaux districts miniers et d'établir, sur la base d'enquêtes réalisées dans les forges et les fonderies du pays, une étude détaillée sur les différentes sortes de hauts-fourneaux alors en usage.

     Son manuscrit : « Description des hauts-fourneaux suédois et des techniques de fonte du fer », contient la première et la seule description des différents modèles de hauts-fourneaux de cette époque en Suède.

     Il le fera suivre d'un petit traité intitulé : « Nouvelles techniques de détection des veines minières. » Tout à fait précurseur dans ce domaine, il y explique que chaque minerai exhale un gaz qui imprègne les sous-sols et qui affecte la végétation à proximité, permettant ainsi de détecter les trésors miniers cachés.

     Aucun de ses travaux, ni aucune de ses initiatives novatrices ne semblent impressionner les membres du bureau. De surcroît ses suggestions et ses conseils pour le développement minier ne trouvent que déférence. En un mot, le ministère lui ferme littéralement la porte au nez. Après cette dernière et cuisante humiliation, la coupe est pleine et il quitte le bureau dépité. Il n'y reviendra que bien des années plus tard.

   Cette incroyable accumulation d'échecs et de déceptions le laisse complètement découragé. Il se désespère à présent de trouver un salaire afin de ne plus dépendre de l'argent des autres et en particulier de celui de son père. C'est alors qu'il projette de chercher fortune dans des travaux d'exploitations minières à l'étranger, convaincu qu'il y trouvera la reconnaissance et les financements qu'il n'obtiendrait jamais en Suède où, dit-il, « ses recherches et ses travaux sont considérés comme étant inutiles et non profitables alors que les subterfuges et les intrigues occupent tous les esprits ! »

    En attendant, comme à son habitude lorsqu'il se trouve en situation d'échec, il se plonge avec une ardeur redoublée dans ses travaux d'études et de recherches, produisant cette année-là un grand nombre de traités. Il en fera imprimer quelques-uns, principalement à Uppsala, parfois à Skara dans la maison d'impression de son père, d'autres sont des rapports manuscrits destinés à être lus devant diverses assemblées, d'autres encore resteront dans les tiroirs, servant parfois d'ébauche ou de base à de futures publications.

 

 

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